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La Russie en marche vers les mers chaudes… via la Syrie

Léon Camus

mardi 24 avril 2018

La présence et l’action de la Fédération de Russie en Syrie appellent a priori trois remarques.

  • Notons d’abord, qu’à partir de son engagement le 30 septembre 2015 dans le conflit syrien (à la demande expresse d’un gouvernement légalement élu selon les normes internationales), la Russie reprend sa longue marche historique vers les mers chaudes. Son engagement au Levant intervient un an après l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014. Rappelons que l’impératrice Catherine II y avait créé le port de Sébastopol après avoir annexé la péninsule une première fois en 1783. Au passage, établissons le lien existant entre les deux foyers de guerre que sont la Syrie et le Donbass en Ukraine. Des crises concomitantes ou autrement dit, les deux fronts apparemment distincts – mais en apparences seulement - d’un même conflit dont les flammes resurgissent ici et là avec une impressionnante constance : le 7 août 2008, lorsque la Géorgie envahit l’Ossétie du Sud animée de velléités séparatistes ; le 15 mars 2011, quand la Syrie sunnite se soulève dans la foulée des Printemps arabes (ces révolutions orange qui balaient cette année-là le pourtour méditerranéen) ; le 21 novembre 2013 quand s’enclenche en Ukraine le processus du Maïdan qui conduira à la revendication d’indépendance des provinces russophones du nord est, les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk et à l’ouverture des hostilités en avril 2014 [1]… Aujourd’hui – avril 2018 - le feu semble vouloir prendre en Arménie et peut-être également, demain, en Moldavie !
  • Ce retour de la Russie (qu’il faut toujours regarder à cet instant historique précis comme une puissance en reconstruction), dans l’arène géopolitique - en l’occurrence celle du Proche Orient alors que son influence s’y était effacée depuis un quart de siècle - est ressentie très négativement à Washington, à Londres et à Paris. En effet l’intervention Russe va à partir d 2015 desserrer l’étau des armées djihadistes (Daech, Jabhat al-Nosra, Armée syrienne libre… autant de variantes d’un seul et même fanatisme armé par l’Arabie, le Qatar et la Turquie avec l’actif soutien de l’occident [2]) qui se refermait sur Damas. La proie échappait aux stratèges de la démocratie pour tous – l’islam radical n’étant qu’un instrument entre leurs mains - tandis que Moscou consolidait ses points d’appui en Syrie avec l’extension de sa base navale de Tartous, et aérienne de Hmeimim, en pays alaouite dans le gouvernorat de Lattaquié.
  • De ce point de vue, la Syrie est très clairement devenue un espace de confrontation entre l’Est et l’Ouest. Ceci pour ne pas dire que le Pays de Cham délimite à présent un nouveau champ clos où se livre une guerre ouverte - mais non-dite - entre les euratlantistes et la Russie souverainiste. Il s’agit, comme la campagne de frappes du 13 avril vient de le souligner, d’un conflit certes encore indirect, opposant les États-Unis et une faible minorité de ses alliés européens membres de l’Otan (seuls l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Grèce, Malte et Chypre approuvent sans réserve les tirs de missiles vengeurs), montrant un relatif isolement des partisans de la diplomatie du gros bâton. Une politique conduite au prétexte affiché de combattre de la main droite le fanatisme islamique, tandis que l’État profond – (Langley - la CIA - et les groupes de pression plus ou moins mafieux qui forment le noyau dur de l’Amérique contemporaine), Londres et Paris soutenaient de la main gauche les takfiristes.

De ce point de vue, l’intervention militaire et diplomatique de la Russie dans le conflit syrien – conflit aux dimensions multiples à la fois régionales et internationales – clos la parenthèse du monde unipolaire qu’avaient voulu instaurer les États-Unis à la chute du Mur de Berlin. Or l’Amérique et ses alliés ont bel et bien perdu la guerre du Levant… Peut-être entendaient-ils donner le change ou sauver la face en bombardant des cibles désertées depuis au moins deux jours ? Et avec des missiles intelligents dont la plupart ne parvinrent pas à atteindre leur objectif [3] !

Précisons que depuis l’effondrement soviétique de 1991, la Russie n’avait eu d’engagements armés que dans les limites strictes de sa périphérie immédiate : Ossétie du Nord (1992), Tadjikistan (1992/97), première et seconde guerre de Tchétchénie (1994/96 et 1999/2000), Géorgie/Ossétie du Sud en août 2008. Or son action directe dans les airs et sur le sol syriens à partir d’octobre 2015, va, en tout état de cause, modifier substantiellement les rapports de forces en Méditerranée… jusqu’alors chasse gardée de la VIe flotte américaine (40 bâtiments, 175 aéronefs et 21 000 personnels). Changement qui va se concrétiser par l’arrivée fin 2016 du Groupe aéronaval russe (GAR) constitué autour du porte-avions Amiral Kouznetsov. Escadre destinée à fournir un appui aérien décisif aux opérations terrestres des forces russes au Levant. Déploiement qu’accompagne la mise en place simultanée d’un dispositif d’interdiction d’accès maritime au littoral syrien au moyen de systèmes (batteries) sol-air hypersoniques S-300 et S-400. 

La Syrie porte d’accès aux mers chaudes

La présence du porte-avions Kouznetsov pointe donc une nouvelle étape dans la restauration de l’influence russe hors frontières. Elle aura d’ailleurs été précédée par une impressionnante démonstration - le 7 octobre 2015 – de la nouvelle capacité de projection de puissance à longue portée des armées de la Fédération, avec le tir de missiles SSN30A Kalibr depuis la mer Caspienne où quatre croiseurs procédèrent à vingt-six tirs de missiles sur onze cibles qui toutes seront détruites à 1500 km de distance , et sans bla-bla superfétatoire. Le 8 décembre, c’était au tour du sous-marin Rostov-sur-le-Don de lancer des missiles de croisière sur des cibles situées au cœur de la Syrie… tout comme le feront le 23 juin 2017 les frégates Amiral Essen et Amiral Grigorovitch épaulées par le sous-marin Krasnodar dont les tirs détruisirent, dans la région de Hama, plusieurs centres de commandement et des dépôts d’armes de l’État islamique. La preuve étant ainsi apportée d’une incontestable maîtrise russe du champ de bataille syrien, et relativement de la Méditerranée orientale, ceci garantissant l’accès à la mer Rouge via Suez… tout en débouchant au-delà en direction du Bassin indopacifique.

Encore ne faudrait-il pas interpréter – ce que s’empressent de faire à travers le monde, les diverses fondations de recherche géostratégiques – cette présence en Méditerranée comme le signe manifeste d’une volonté crûment expansionniste. L’idée que la Russie puisse vouloir élargir au Proche-Orient son périmètre de sécurité (notamment pour tarir la menace terroriste ou pour briser l’encerclement que cherche à lui imposer l’Otan, en premier lieu en Europe de l’Est avec l’installation d’un bouclier prétendument anti-missiles) ne doit pas nous faire préjuger de ses intentions réelles et du souci de protéger avec une légitimité certaine ses limes proche orientaux. En particulier face à l’Arabie, État étroitement lié (et souvent pour le pire) à Washington depuis le Pacte scellé le 14 février 1945 sur le pont du croiseur Quincy entre le Président Franklin Roosevelt et le roi Ibn Séoud.

Observons qu’il serait encore une fois abusif (ou trop réducteur) de venir reprocher au Kremlin au-delà des buts de guerre affichés - à savoir une lutte anti État islamique et anti terroriste - de vouloir stabiliser la situation politique intérieure de la Syrie (d’aucuns diront sauver le régime laïque baasiste), et partant, d’introduire un facteur d’équilibre dans une région structurellement profondément déstabilisée… ou encore de faire un procès d’intention au président Poutine suspect de vouloir renouer avec la vision impériale (ou le rêve !) d’accès aux mers chaudes… D’abord parce que la Méditerranée a perdu beaucoup de son importance stratégique et que la circumnavigation planétaire des marchandises s’effectue désormais principalement entre l’Atlantique nord et l’espace indopacifique. Également parce qu’il s’agit moins d’un rêve (!) que de la poursuite d’une politique inscrite physiquement dans la géographie physique indépendamment de toute ambition plus ou moins chimérique.

Après Yalta et le partage du monde, la Méditerranée est devenue l’un théâtre de la rivalité stratégique, devenant une zone d’influence de premier plan pour l’Union soviétique, notamment en Algérie et en Égypte (pour cette dernière jusqu’ en 1979 et les accords de Camp David), mais aussi et surtout en Irak et en Syrie baasistes. Ce qui permit à la marine de guerre soviétique (spécifiquement la 5e escadre) de trouver dans les années 1980 à Tartous un port d’attache. Seule base navale russe au Levant celle-ci constituera jusqu’à l’éclatement de l’Union soviétique un outil d’influence régionale d’intérêt majeur.

Maintenant dire, pour ne pas conclure, que l’enjeu méditerranéen qui se matérialise en Syrie (dont la Russie a évité le morcellement tel que prévu par les différents plans de découpage ethnique qui ont circulé ces dernières années [4] ), reflète depuis l’an 2000 et l’accession à la tête de la Fédération de Russie de Vladimir Poutine, une volonté de restaurer « la grandeur révolue de la puissance russe », paraît plutôt exagéré. Car l’engagement russe dans le conflit syrien ne se réduit bien entendu pas à une banale alliance avec le pouvoir bassiste ou d’un calcul géostratégique primaire. Ce serait ignorer la forte préoccupation - qui s’est exprimée à l’occasion des Printemps arabes - du gouvernement de la Fédération de voir se diffuser l’islamisme dans les républiques musulmanes du Sud travaillées de longue date par l’idéologie subversive des Frères musulmans, menace aggravée par une propagation corrélative du djihadisme dont le vecteur est le wahhabisme, religion officielle et schismatique de l’Arabie et du Qatar. Pensons à Daech qui avait aussitôt revendiqué les 224 victimes civiles ayant péri dans le désert du Sinaï égyptien, le 31 octobre 2015 - un mois après l’entrée en guerre de la Russie aux côtés des forces loyalistes de Damas - lors de la chute du vol 9268 de Metrojet. !

16 mai 1916 Accords Sykes-Picot

Que la Russie souhaite à nouveau participer et au premier rang, au concert des nations, ceci paraît indéniable, pour le reste la Fédération doit poursuivre son effort de reconstruction sur des bases économiques assez fragiles eu égard à l’actuel faible rendement de la rente pétrolière. À ce titre il semble inapproprié de parler d’un désir de leadership pour un pays qui doit faire face à l’intérieur à des épisodes terroristes rémanents… dont les foyers se trouvent au sein des républiques musulmanes du Caucase, en Tchétchénie, au Daguestan et plus généralement en Asie Centrale. La Fédération de Russie qui en outre s’efforce avec constance et avec beaucoup de retenue, en dépit de multiples provocations, de limiter les effets dévastateurs de l’actuelle politique de containment mis en place à la fois par l’Otan avec son rideau de missiles à moyenne portée prépositionnés aux plus près des frontières de la Russie, ainsi que de la sévère et consternante politique occidentaliste de blocus économique. Il s’agirait in fine de se pencher attentivement sur les motifs réels et profonds d’une telle hystérie antirusse (le mot n’est pas trop fort). Laquelle semble relever pour partie d’une sorte de complexe obsidional dont les ravages se propagent au sein de l’élite politique du Nouveau Monde comme de celle de ses affidés européens. La question est posée et mérite assurément une réponse autre que de pure convenance. Oui, pourquoi tant de haine ?

21 avril 2018

Notes

[1Voir « L’Engrenage » et « L’Escalade » Sigest 2014. De la possibilité d’écrire l’histoire en temps réel.

[2En 2016 la France vendait pour 1 milliard 086 millions d’euros d’armes à l’Arabie, dont une partie notable (outre la guerre du Yémen), est allée aux différentes factions djihadistes de la rébellion syrienne. Ces ventes furent l’objet d’un arbitrage : le Premier ministre, Bernard Cazeneuve s’y opposait (pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises raisons), mais Jean Yves Le Drian, était lui en faveur de la transaction. Le sieur Hollande trancha et la vente se fit… http://www.lepoint.fr/editos-du-poi...

[3Sauf – fait remarquable - les douze missiles Scalp tirés par six Rafale tricolores. Car sans doute ne fallait-il pas compromettre la visite du président Macron à Saint-Pétersbourg fin mai 2018 à l’occasion du Forum économique international (du 24 au 26 mai).

[4Pour ne pas remonter aux Accords secrets Sykes-Picot (16 mai 1916) de partage des dépouilles de l’empire ottoman entre la France et la Grande Bretagne, mentionnons le projet israélien signé Oded Yinon et publié en février 1982 dans la revue Kivounim (Sigest 2015). Aujourd’hui ses conclusions sont largement reprises dans les plans hostiles de partition de la Syrie, ceux-ci ayant fait l’objet du sommet d’Ankara (4 avril 2018) lequel a réuni les présidents russe, turc et iranien, à savoir Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan et Hassan Rohani.

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