Or à Kiev l’on voit l’approche du général hiver avec une inquiétude croissante. Le pouvoir issu du coup d’État du Maïdan le 22 février dernier, n’ignore pas que la guerre du Donbass devait être gagnée avant l’automne parce que l’arrivée des frimas referme pour de longs mois la fenêtre d’action. Surtout en l’absence d’un accord qui rétablirait les livraisons de gaz russe, interrompues depuis juin avec la mauvaise tournure prise alors par le conflit armé dans l’Est ukrainien. Gaz dont dépend aussi bien l’Ukraine que l’Europe, surtout l’Europe orientale et l’Allemagne. Cela malgré les mesures palliatives prises en faveur de Kiev sous forme de transferts en « flux inversés » du gaz européen vers l’Ukraine [3]. Même situation pour le combustible nucléaire. Actuellement Gazprom et Kiev négocient un accord prévoyant que la dette de l’Ukraine au consortium russe Gazprom - 2,4 mds d’€ - sera au préalable acquittée. Reste qu’il y a loin encore de la coupe aux lèvres et que l’épée de Damoclès d’une coupure des approvisionnements à destination de l’Union européenne est toujours suspendue au-dessus de la tête de ses États membres… ce qui laisse présager que l’hiver à venir pourrait, de ce seul point de vue, s’avérer difficile voire tumultueux si d’autres facteurs de dislocation venaient à se combiner au rationnement énergétique [4].
Conflit latent… et guerre économique
En arrière plan se pose, corroborée par le déroulé des événements, une question lancinante : les É-U ont-ils l’intention de déclencher un conflit limité en Europe ? De nombreux indices laisseraient penser qu’effectivement ils préparent une guerre ? Chacun sait cependant qu’à l’instar des antihéros de la « Fureur de vivre » [Nicolas Ray 1955] le perdant est celui qui se jette le premier hors de son véhicule lancé dans une course à l’abîme [5]
. Dans le cas présent, il s’agit de celui qui jettera l’éponge le premier. Notons à ce propos que le rapport des forces entre l’Empire euratlantique et la Fédération de Russie est de façon écrasante en défaveur de cette dernière… hormis les arsenaux nucléaires auquel nul n’entend vraiment recourir. Situation très inconfortable pour la Russie qui explique en grande partie les hésitations et la circonspection - en tout cas la grande prudence - dans cette affaire du président Poutine. Gardons à l’esprit que l’Empire euratlantique réunit trois puissances nucléaires, les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, qu’en outre il possède avec l’Otan la plus vaste coalition armée mondiale. Celle-ci se trouvant adossée à l’espace économique transatlantique dont la prééminence planétaire ne se discute pas. Une puissance militaire et économique qui, quel que soit l’état de décadence voire de dégénérescence affectant les nations occidentales, surclasse sans conteste la Russie. Laquelle a par conséquent tout intérêt à courir sous le vent…
La marge de manœuvre du président Poutine n’est à ce titre que fort étroite… d’autant que l’effet des sanctions sur la vie courante commence à se faire sentir dans la vie de tous les jours, par exemple sur le prix des denrées de base. Si donc la Russie s’impliquait ouvertement dans l’incendie du Donbass, elle se trouverait aussitôt ostracisée par le camp occidental et soumise à des sanctions plus radicales encore telle l’exclusion du système bancaire mondial Swift… comme le souhaitait une majorité de parlementaires européens le 17 juillet [comite-valmy.org13oct14]. Nous pouvons à ce sujet faire confiance à la servile discipline des nos dirigeants auto-intoxiqués qu’ils sont d’hystérie antipoutinienne et de fétichisme LGBT.
A contrario, si Vladimir Poutine se retire et ne fournit plus même un discret soutien aux dissidences russophones, il fait le jeu de Washington, s’exposant à décevoir le parti informel des patriotes Grands Russes qui le laisseront sans défense face au clan des libéraux occidentalistes. Ceux-ci dès à présent fourbissent leurs armes et s’activent à préparer l’alternance à l’occasion de troubles éventuels et d’une nouvelle Révolution orange… façon Euromaïdan, à Moscou ou Saint-Pétersbourg. Bref, que Poutine bouge, la machine à sanctions s’accélère, le garrot se resserre. S’il fait le mort, il prête le flanc à ses ennemis de l’intérieur, la Cinquième colonne [6]…
Front chaud anticyclonique
Dans les faits la guerre entre la Russie et l’Euramérique, bien au-delà des provinces de l’Est et du Sud ukrainien, a déjà commencé, mais elle est encore pour l’instant confinée au plan économique. Les sanctions de niveau 3 sont indubitablement des actes de guerre qui visent désormais des secteurs stratégiques de l’économie russe : énergie, banques, accès au système financier international comme nous venons de le voir.
Sur ce front, mentionnons le recours aux Institutions internationales… notamment l’exemplaire instrumentation de la Cour internationale de justice de la Haye - principal organe judiciaire des Nations Unies - qui dans l’un de ses jugements met en demeure la Russie de verser 50 mds de $ aux actionnaires de Ioukos - dont le fameux chevalier d’industrie, condamné pour ce chef, Khodorkovski – en contrepartie d’une hypothétique spoliation subie lors du gel des avoirs de la compagnie pétrolière par l’État russe en 2003.
Pour le reste, rappelons qu’en France le centriste Hervé Lamassoure, membre du Parti Populaire Européen, n’hésitait pas à déclarer sur France Culture le 1er septembre : « Nous sommes en état de guerre ». Propos qui ne porterait pas à conséquence s’il ne reflétait pas le point de vue largement partagé par des personnalités venues de tous les horizons politiques mais ayant en commun un même rejet absolu de Vladimir Poutine. Certaines de ces personnalités vont même jusqu’à évoquer avec une insistance déplacée le spectre d’une guerre mondiale ce qui laisse supposer l’existence d’un véritable « Parti de la guerre » au sein des instances européennes [7]. Le Premier ministre anglais, David Cameron, établit pour sa part un parallèle entre l’actuelle situation et la crise des Sudètes de septembre 1938. Celle-ci avait pour enjeu les populations germanophones de Bohême et de Moravie détachées du Reich et isolées en 1919 par le Traité de Versailles. Ici il est question des populations russophones de l’Est et du Sud de l’Ukraine, mais à la différence de l’Allemagne de 1938, le Président Poutine n’a jamais jusqu’ici voulu annexer le Donbass quoique les médias et certains ténors politiques des deux rives de l’Atlantique lui en aient régulièrement prêté l’intention.
D’ailleurs n’est-ce pas ce dont a été accusée la présidence russe pour ce qui est de la Crimée ? Accusation portée par les mêmes qui ont encouragé en 1999 la sécession du Kosovo obtenue in fine après 78 jours de durs bombardements de la Serbie par l’aviation de l’Otan, France en tête, hors toute légalité internationale. À la différence de la Crimée qui s’est autodéterminée et a décidé librement de son rattachement à la Russie à l’issue d’une consultation non truquée au suffrage universel… Un retour à la Mère patrie après avoir été concédée en 1954 par Nikita Khrouchtchev, alors Premier secrétaire du Parti communiste de l’Union soviétique [PCUS], qui par un simple décret fit don de la péninsule à l’Ukraine [lemonde.fr15mars14]. Notons au passage que les démagogues arc-en-ciel européens nous administrent la preuve que la notion de Peuple souverain n’est pour eux que parole verbale et qu’ils refusent la sanction du suffrage populaire chaque fois qu’elle contredit leurs attentes et leurs manipulations… comme en 2005 en France à propos du Projet de Traité constitutionnel européen.
« Aujourd’hui l’Europe n’a même plus l’excuse de la menace soviétique » qu’elle tente néanmoins de récréer virtuellement, pour ne pas dire fantasmatiquement, ceci afin de justifier un atlantisme débridé… « La façon dont l’opinion publique est systématiquement désinformée à propos de l’Ukraine atteste de l’état de servilité dans lequel l’Union européenne est tombée. Le gouvernement issu du coup d’État de la place Maïdan envoie ses bombardiers et ses blindés tirer sur les “séparatistes” russophones et ceux-là mêmes qui accusaient hier Bachar el-Assad de “massacrer son propre peuple” applaudissent des deux main »…[bvoltaire.fr24sep14] !
Vers un « conflit gelé »
Rappelons qu’à l’origine de la crise il ne s’agissait que d’une revendication de « régionalisation » et de sauvegarde de la langue russe malmenée par les gens de Kief. Un peu plus tard il a été question de fédéralisation du pays, puis devant la réaction d’intransigeance fanatique du président Porochenko et face à la sanglante répression de la dissidence dénoncée comme terroriste, le mouvement s’est radicalisé jusqu’à décréter des indépendances à travers la proclamation de plusieurs républiques souveraines, dont celle, la plus importante de Donetsk, capitale du Donbass avec plus d’un million d’habitants. Or maintenant l’on voit mal comment la situation serait réversible d’autant que les accords successifs d’arrêts de combats font tous long feu les uns après les autres. Nous acheminons donc, compte tenu de la position des pions des deux camps sur l’échiquier géopolitique, en particulier à cause de la faible marge de manœuvre de la présidence russe évoquée plus haut, vers ce que l’on nomme un « conflit gelé », soit l’équivalent d’une guerre de tranchées virtuelles sans terme prévisible.
Retenons que l’arrêt des combats n’a été finalement obtenu que parce qu’il a bien fallu se rendre à l’évidence qu’il n’existait pas de solution militaire au conflit. Constat qui s’est imposé après moult revers militaires et d’impressionnantes pertes en hommes et en matériels [8]. Porochenko n’avait-il pas annoncé la reprise totale des enclaves sécessionnistes du Nord, principalement la seconde ville d’Ukraine Donetsk, pour le 24 août date anniversaire de l’indépendance ? La parade militaire qui à Kiev a marqué ce jour-là la célébration de la « fête de l’indépendance », accompagnée de la décision rendue publique à cette occasion d’un réarmement à hauteur de 2,2 mds d’€ - geste singulièrement déplacé dans un pays en faillite ayant 19 mds $ de dette - ne sont pas parvenus à escamoter un défilé de prisonniers ukrainiens dans les rues de Donetsk sous les quolibets de la foule.
Il serait évidemment raisonnable d’envisager maintenant comme seule issue réaliste à une crise - sans précédent en Europe, répétons-le, depuis la veille de la Seconde guerre mondiale - d’accorder un statut étatique aux régions dissidentes, comme le demande le président Poutine. Statut étatique sur le modèle de la Transnistrie, de l’Abkhazie, de l’Ossétie du Sud ou du Haut Karabakh… Reste que l’Europe et l’Otan entendent continuer leur politique d’encerclement de la Russie en s’attaquant aux dossiers de ces territoires litigieux. Ceci, comme pour l’Ukraine, grâce à des accords de partenariat renforcé avec la Moldavie – dont la Transnistrie s’est détachée – ou encore avec la Géorgie à propos de laquelle chacun d’entre nous garde en mémoire la guerre d’août 2008, guerre dont la responsabilité a été entièrement mise à la charge de la Russie, et enfin avec l’Azerbaïdjan qui convoite le Haut Karabakh, territoire disputé à l’Arménie… Autant de tragédies à venir puisque tel est le destin d’une Union européenne contaminée par les idéovirus de l’hypercapitalisme messianique.